Danish Beech

Je me frotte les yeux, il est peut être 5h30 du matin mais je suis bien assis dans ma voiture moteur allumé... Je me frotte encore les yeux pour être certain que je ne suis pas encore en train de flirter avec Morphée, mais non je pars bien travailler; comme des millions de français. Et comme des millions de français j'essaie de ne pas me mettre en retard, car comme des milliers de patrons le miens n'aimerait pas que je rate la première séance. Alors j'ai pris une bonne marge histoire d'anticiper n'importe quelle subtilité qui viendrait perturber mon trajet. Les journalistes de France Info m'accompagnent sur les 30 minutes qui me séparent de mon bureau, un petit bureau certes mais que j'ai hâte de retrouver. Premier arrêt : le tabac presse, milles excuses mais je vais devoir interrompre ta météo mon cher Joël. L'effet cravate et pull bleu fait son effet avant même d'avoir eu le temps de prononcer un mot: "Ah c'est vous, tenez, la facture est à l'intérieur". D'accord faisons comme ça. Il me remet un paquet de journaux dans les bras puis c'est reparti, deuxième arrêt la boulangerie pour récupérer une dizaine de viennoiseries. Me voilà maintenant équipé pour aller retrouver des centaines de collègues dans un grand "open space". Le parking est désert, en fait aucune subtilité n'est venue perturber mon trajet et du coup je suis vraiment en avance. Je donne à Joël une nouvelle chance de m'indiquer la liste des accessoires que je dois emporter aujourd'hui, parapluie ou lunettes de soleil ? Mais une autre voiture vient se garer juste à côté et j'ai reconnu mon supérieur hiérarchique à l'intérieur. Vraiment désolé Joël...

Poignée de main, ouverture de porte, démarrage de Windows, météo, NOTAM, plan de vol, log de navigation, carburant, masse et centrage, briefing, "tu as ton passeport", escalier, "pense à prendre le thermos de café", porte d'accès sécurisée et enfin tarmac. Voilà tant d'années que j'attends cet instant savoureux. Rien à voir avec ces viennoiseries qui continuent de me chatouiller les narines. Mais pressons, pour accéder à ma table de travail il faut déverrouiller une porte étanche (allez savoir pourquoi), grimper trois marches (ben voyons), courber la tête (de mieux en mieux), remonter un petit couloir, passer au dessus d'une noria de classeurs Jeppesen, s'agripper au fauteuil, lever la jambe droite (et puis quoi encore), viser avec celle-ci un petit espace encombré de palonniers (jamais de la vie), ramener la jambe gauche et enfin... s'asseoir. Aie mon casque ! Un parcours du combattant qui aura duré 4 années. Et avec un enthousiasme toujours intact je réveille d'un petit coup de 24 volt monsieur E90, on ne choisie pas son prénom, et d'une grande famille américaine appelée Beechcraft, voilà qui est plus présentable. Batterie sur ON, deux petites aiguilles m'indiquent que notre compagnon de route a grand soif. Et comme je suis de bonne humeur ce matin je lui tapote les jauges en lui disant "Et bien ce sera les pleins des extérieurs pour monsieur "

Lorsque mon captain se présente pour lui aussi tenter de rejoindre sa table de travail sans se rompre les os, je vérifie si je n'ai rien omis dans la mise en oeuvre de l'avion. Visite prévol, carburant, préparation de la cabine et du cockpit, le carton de décollage est accroché ainsi que la SID de Bron, les cartes IFR basse altitude sont accessibles et la doc réduite de l'avion aussi, je n'ai jamais été aussi impatient de décoller.

"Tu es prêt" me lance t-il en souriant une fois sanglé sur son siège.

"Oui"

"Et bien tu peux demander la mise en route pour Moulins"

Une pression sur l'alternat et un univers bascule, un petit copilote s'apprête à faire son premier vol commercial. Pour le contrôleur qui nous autorise à ouvrir les vannes de JetA1 c'est un vol comme un autre, un petit point qui va s'afficher sur son radar avec un numéro, un trafic comme des dizaines qu'il traite par jour. Pour le novice pour qui tout reste à écrire et qui est assis là comme une éponge prêt à absorber un maximum d'informations afin d'apprendre son métier c'est peut être l'un des vols les plus important de sa carrière. A la manière du premier lâcher il essaie de retenir l'instant.

Les températures d'huile des deux turbines PT6A-28 montent progressivement, nous effectuons la checklist après mise en route. La cabine est vide car nous partons récupérer nos passagers à Moulins. Puis direction Frankfurt Main et ensuite Aarhus, au Danemark, où nous passerons la nuit. Je demande le roulage pour la piste 34, la 16 est en service mais le vent est faible et cela nous fera gagner quelques minutes. Nous avons convenu que je serai PM sur les 3 étapes du jour et PF le lendemain sur les 2 dernières étapes, histoire de bien assimiler les procédures compagnie sur les premiers vols. Les gestes sont encore imprécis et hésitant, il faut prendre ses marques, les switch ne tombent pas encore sous la main, mais l'envie elle ne connaît aucune faille.

"Tu es avec moi ? Décollage"

Je place ma main gauche sous les manettes des gaz pour assister la mise en puissance, les moteurs s'ébranlent et donnent tous ce qu'il peuvent pour nous propulser vers notre vitesse de rotation de 94 kts CAS. L'avion quitte le sol rapidement, nous sommes léger. Le train rentré et passant l'altitude de sécurité au décollage je réduis légèrement le torque pour passer les hélices à 2000 rpm. Puis j'enclenche le Yaw Damper et le Prop Syncro et le PF me demande la check après décollage suivant un basculement de fréquence sur Lyon approche. Nous sommes rapidement autorisés à monter vers notre niveau de croisière directement sur la balise MOU. Une étape qui ressemble à un saut de puce car à peine 40 minutes plus tard mon captain pose le Beech sur la piste 26 encore humide d'une averse. Pas évident ce premier vol. La radio, les procédures, les checklists, pour un coup d'essai c'est plutôt en place mais il reste beaucoup de travail. Nous faisons un stop "low cost", pas de refueling, je prends la météo, demande la mise en route pour Frankfurt et prépare le log pendant que mon captain accueille et installe les passagers. En moins de 20 min la porte est bouclée et les moteurs rugissent. Tous feux allumés nous remontons la piste 26, et aligné, la cabine et le cockpit fin prêts, comme des acteurs après une répétition générale, nous entrons en scène. J'assiste la mise en puissance des Pratt et Whitney, 1 200 lbs au torque, l'avion prend le la vitesse, mes yeux intervertissent entre les instruments moteur, l'indicateur de vitesse, et l'axe de piste. "Airspeed alive" puis "80 knots" et ensuite "V1/Vr", le PF enlève ses mains des manettes des gaz et je conserve les miennes pour ajuster un différentiel éventuel. Le variomètre s'agite, il me demande la rentrée du train. Après l'altitude de sécurité au décollage, nous continuons notre ascension sous PA en mode IAS c'est à dire que l'avion maintiendra une vitesse de montée en effectuant des variations d'assiette.

Pendant la croisière je prends quelques ATIS afin d'anticiper un hypothétique déroutement, et mets à jour le log de nav tout en répondant aux contrôleurs qui nous basculent d'une fréquence à l'autre. Je suis en AEL (adaptation en ligne) donc mon captain profite aussi de ce moment de répit pour corriger mes erreurs et me donner quelques astuces pour être plus opérationnel.

Pas le temps de trop s'éterniser non plus, la descente approche et nous préparons avant notre TOD (Top Of Descent) une arrivée sur l'un des plus grands terrains européens. 4 pistes dont 3 parallèles, un dédale de taxiway et des liners dans chaque coin de ciel. Nous héritons d'un ILS 25L avec une obligation de maintenir 150 kts jusqu'en courte finale. A droite un Airbus A330 descend sur le glide de la 25R quasiment à la même vitesse. Et sur la 25C des trafics décollent en séquences. Une fois le Beech scotché au tarmac nous libérons la piste par la bretelle R11. Le roulage est simplifié car le terminal d'aviation général est juste en face. Nous avons gagné un moment de repos au crew lounge, nous repartons en fin de journée.

Lorsque les passagers embarquent à nouveau, c'est le "hub" à Frankfurt. Le calme apparent de l'après-midi laisse place à une agitation caractéristique de début de soirée sur les grands aéroports. Au point d'arrêt 25C, nous attendons une bonne quinzaine de minutes avant d'être autorisé à s'aligner devant un 747-400 qui manifestement s'impatiente à la radio. Et c'est reparti, la SID nous fait éviter la ville puis rapidement nous obtenons des directs pour Aarhus. Là bas il fait froid et il a neigé faiblement. La piste a été dégagée et le coefficient de freinage transmis est bon. Dans le briefing nous mentionnons une utilisation des freins avec parcimonie. La piste faisant 2 700 mètres, inutile de se jeter sur les pédales car nous ne disposons pas d'Anti Skid (L'ABS d'un avion), les reverses d'un trubo prop étant de plus particulièrement efficaces. Nous dégageons en Y pour remonter la 28R et rejoindre notre poste de stationnement. Aarhus est un ancien terrain militaire desservi aujourd'hui par les low cost et les compagnies nordiques. L'accueil est très sympathique, nous rejoignons notre chambre d'hôtel après une journée bien remplie.

Le lendemain la neige a fondu, nous prévoyons un retour au terrain avant le déjeuner pour un départ vers 15h local. Un 737-800 de la Norwegian en tour de piste passe juste au dessus de notre taxi en finale lorsque nous arrivons à l'aéroport. Il faut refueler l'avion et par expérience mon captain préfère anticiper. Les événements lui donneront raison, il faudra 2h pour obtenir une première goutte de JetA1. J'attends dans le terminal les passagers avant de les accompagner à l'avion, pendant ce temps un CRJ de la SAS s'apprête à mettre en route ses réacteurs.

Quelques minutes plus tard, solidement harnachés sur nos sièges et chauffage au maximum, nous roulons pour la piste 28L. Je suis PF sur cette branche avec un temps de vol estimé à 3h15 jusqu'à Moulins. Nous montons vers le FL190, un front froid balaye le Nord de l'Europe, nous jouons à cache cache avec des cumulonimbus faiblement développés mais suffisamment hauts pour nous faire entreprendre des altérations de cap. Nous pourrions monter mais notre installation radio nous oblige à rester en espace inférieur. Qu'importe le spectacle est d'autant plus appréciable. En sortant de l'activité frontale, le soleil nous offre un splendide spectacle lorsqu'il disparaît derrière l'horizon. Les passagers à l'arrière commencent à prendre des photos, je regarde mon captain, il acquiesce, alors je dégaine moi aussi mon couteau suisse électronique pour immortaliser mon premier coucher de soleil commercial.

Suivant cet aparté, nous préparons l'approche et commençons la descente sur Moulins. Les informations météo transmises ne sont pas excellentes mais compatibles avec nos minimas , élevées du fait de l'unique approche VOR disponible sur le terrain, approche dite de non précision. Malgré tout nous terminerons à vue ce qui nous évitera d'enquiller toute la procédure et ainsi gagner un temps précieux. Les passagers quittent la cabine encore chaude, nous nous saluons, puis ils s'engouffrent dans des taxis. Encore une étape et le circuit sera bouclé. Nous demandons du pétrole pour rentrer jusqu'à Lyon. Un nouveau saut de puce pour une arrivée LOC DME piste 16 sous le regard de la "bonne mère" lyonnaise perchée sur ses tours.

Pour une première mission je n'ai franchement pas à me plaindre. Deux jours, 5 étapes et presque 10h de vol avec des approches variées, des franchissements de frontières, un aéroport fréquenté par des 747 et A380, une nuit Danoise sous la latitude 56, des orages et un coucher de soleil, des atterrissages de nuit mais surtout la satisfaction d'exercer un métier passionnant. Pendant cette rotation j'ai beaucoup pensé à mes pères, ceux qui m'ont appris à voler, à maintenir le cap fermement vers cet objectif, à ma famille et mes amis, ils se reconnaîtront, je leur dois beaucoup.

Commentaires

  1. Quel beau récit! Félicitations!

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Splendide, tout cela fait rêver ! "Amuse"-toi bien, correction bosse bien !

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  4. @ Franck : En fait le JetA1 sur les terrains fréquentés par l'aviation commerciale ou d'affaires est généralement disponible et en quantité suffisante, la difficulté vient surtout du moyen de paiement. On a tous connu ça en aviation de loisir sur des terrains qui ne prennent si la carte Total, ni BP, ni la CB et ni les chèques ! En fait tout dépend du système qu'utilise la compagnie et c'est d'autant plus vrai dans les petites structures.
    En ce qui concerne la quantité au départ nous laissons toujours 2 000 lbs dans les réservoirs principaux, cela garantie une charge utile acceptable tout en ayant une autonomie suffisante (3h45) pour les missions généralement effectuées. Les pleins des principaux font 2 300 lbs et nous comptons 210 lbs par passager, donc cela pourrait compromettre une place dans l'avion. C'est exactement le même principe sur les avions de voyage de club, pour le PA28 par exemple on doit souvent faire le pleins jusqu'aux languettes au retour sans quoi le suivant devra laisser sa femme sur le tarmac :) Pour ce vol nous avions besoin de plus de carburant et cela ne posait aucun problème de charge utile puisque nous partions à vide sur la première branche.

    @ Rayan14 / Air France One / Aurél : Merci !!!

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