Une histoire de plage, enfin je crois...

Le Beech E90 trône fièrement sur le parking, l'été indien inonde la plateforme de Bron d'une douceur exceptionnelle pour un mois de septembre, laissant présager un automne agréable. Mon CV dans une main, l'autre sur la poignée de porte de ce bureau je me dis que certaines occasions arrivent le plus souvent là où on ne les envisage même pas. J'ai souvent entendu que le facteur chance est un élément qui, certes, inclue une dimension de hasard, mais qu'il faut lui préparer un terrain favorable. La chance sourie rarement aux bras croisés, elle se provoque, elle aime se faire désirer. Mais elle est aussi cruelle car même si tout est mis en œuvre pour son avènement, elle peut se faire discrète, muette. Il est donc difficile de lui appliquer un modèle scientifique viable. Satanée chance va... la patience est ton prédateur.

Il regarde le biturbopropulseur baigné dans une lumière claire caractéristique de cette saison, je n'ai jamais été aussi mal l'aise de toute ma vie. Une phrase et tout peut basculer. Alors que j'attends patiemment qu'on me remette mon "on vous rappelle" réglementaire, mes oreilles laissent penser à mon cerveau qu'on vient tout juste de m'offrir une place de copilote sur Beechcraft 90/200. Un ange passe, deux petites secondes nécessaires à ma conscience pour comprendre que tout ceci n'est pas un canular
:

"heu... oui bien entendu... je peux commencer tout de suite !"



Et j'aime me repasser ce petit bout de film chaque jour qui me sépare de la qualification de type, et plus tard assis en place gauche de ce Beech E90 qui me faisait de l'œil depuis ce parking ensoleillé 3 semaines auparavant. Et charmés, n'ayant pu résister à la frénésie de ses appels nous sommes maintenant alignés en piste 34 prêt à lui délivrer les 1 360 chevaux qu'il réclame depuis la mise en route. Un jour d'octobre qu'on ne peut difficilement oublier surtout lorsqu'il s'agit du test en vol qui conclu quinze jours de stage. La carte de la SID est bien accrochée, la carton avec toutes les vitesses caractéristiques aussi, le FL80 et l'approche ILS de Valence nous attendent. Décollage.



23 080 minutes auparavant j'entre en stage de qualification de type Beech 90, une semaine de théorie et une semaine de pratique. Je suis le seul élève, un véritable cours particulier ! La QT permet de piloter les séries Beech 90/99/100/200. Mais comme elle est conduite sur Beech 90, il est nécessaire de suivre un cours aux différences pour pouvoir exercer la fonction d'OPL sur B200, ce qui sera mon cas. Et puis il y a beaucoup de variantes au sein même d'une série. Par exemple Le C90 n'a pas du tout le même système carburant et les mêmes turbines que le E90 et pourtant il n'y pas de cours aux différences imposé pour passer de l'un à l'autre. La théorie consiste à étudier les systèmes et les procédures de fond en comble, qui n'a jamais rêvé de déshabiller une belle américaine :

-Historique
-Présentation générale
-Cellule
-Circuit électrique

-Eclairage

-Système carburant

-Air conditionné et pressurisation

-Circuit de distribution d'oxygène

-Alarmes
-Groupe turbopropulseur

-Bloc hélice
-Commandes de vol
-Pilote automatique
-Hydraulique (uniquement les freins car train et volets sont électriques sur le E90)

-Train d'atterrissage

-Antigivrage / Dégivrage
-Instruments

-Limitations

-Performances
-Procédures normales
-Procédures d'urgences




Les grosses nouveautés avec cet avion sont incontestablement l'utilisation de la turbine, qui me donnera du fil à retordre, la pressurisation, le dégivrage et puis le fait qu'il fasse 4,6 tonnes à la masse max ce petit joujou. La planche de bord est conventionnelle, une instrumentation classique que l'on retrouve dans tous les avions équipés IFR, mis à part la présence d'un EHSI (Electronic Horizontal Situation Indicator) qui lui donne une petite touche de modernité. La première semaine se termine par des vols fictifs, de cette façon on peut déjà avoir une idée générale des capacités de l'avion en terme de consommation de carburant, distance de décollage, d'accélération arrêt, de pente de monté en N ou N-1, d'atterrissage ect.


Un QCM et un week-end plus tard nous voilà aux pieds de notre américaine aux belles formes, pas de doute sur son origine outre atlantique. Elle semble solide, à l'image d'un pays qui aime bâtir dans le roc. La partie pratique comprend 6h de vol réel, une rareté, puisque qu'il n'existe plus de simulateur approuvé pour cette QT en France (la nouvelle réglementation demande maintenant d'effectuer 10h). Le découpage des vols se fait sur 5 séances de la manière suivante :


Vol 1 VFR Bron

-Prise en main, maniabilité

-Mise en évidence des différentes configurations : attente, approche, atterrissage, montée, descente
-Tour de piste
-Remise de gaz


Vol 2 VFR Bron

-Montée taux max et pente max

-Approche du décrochage et décrochage complet

-Vol lent
-Introduction au vol N-1

-Approche N-1 simulée

-Remise de gaz N-1

-Tour de piste N moteurs
-Remise de gaz

-Atterrissage sans volet

Vol 3 IFR Saint Etienne

-Accélération / arrêt décollage
-Panne moteur après décollage
-Approche N-1

-Remise de gaz N-1

-Atterrissage N-1
-Mise en évidence de la Vmca


Vol 4 IFR Saint Etienne

-Dysfonctionnement au démarrage du GTP

-Dépressurisation et descente d'urgence

-Extinction (Engine flame out) et rallumage en vol

-Déroulement de trim à cabrer
-Révision du N-1

Vol 5 Test Blanc VFR Ambérieu



Inutile de détailler chaque vol au risque de rendre ce poste indigeste, revenons sur les points qui m'ont posé des difficultés. D'abords la gestion de la turbine, sur un turbopropulseur il y a beaucoup de limitations qu'il faut surveiller pour éviter de griller un moteur. Principalement le torque (couple) et l'ITT (Intersatge Turbine Temperature) au décollage, puis c'est le N1 qui devient limitatif en montée et en croisière. On peut dans sa vie de pilote ne jamais avoir été sensibilisé à des limitations moteur au décollage ou en remise de gaz : "la manette des gaz à fond dans le tableau de bord comme d'habitude". En ce qui me concerne j'ai fait quelques heures sur PA28 Arrow turbocompressé en mûrissement, puis en CPL, MEP et IR les avions n'avaient pas de turbo où avaient un FADEC. Et cela joue beaucoup dans l'appréhension de la gestion d'une turbine. Au décollage pas de problème, le cerveau est parfaitement disponible à la mise en puissance donc généralement on s'applique à afficher un torque conforme au manuel de vol. En remise de gaz ou panne moteur c'est une autre limonade car il y a plus de travail et plus de stress. Les vieux démons ressurgissent et le "tout en avant" risque fort de se terminer en "tout vol plané". Un dépassement de torque est autorisé par le constructeur mais ne doit pas excéder une certaine durée (2sec). Les instructeurs connaissent les faiblesses de leurs élèves et donc surveillent constamment ce paramètre lors des phases de N-1 ou de remise de gaz. Je n'ai pas fait exception à la règle et j'ai fait mon petit dépassement de torque, plusieurs fois même, puis un beau matin l'oreille droite encore fumante des décibels générées par mon instructeur, je n'ai plus fait de dépassement de torque et je suis rentré dans le rang.



Un autre point plus difficile à confesser. Nous sommes en approche sans volet sur la piste 34 de Bron, briefing vent arrière : "Ce sera un atterrissage sans volet donc LDR +50%, Vref +20kts, high iddle pour une meilleur efficacité des reverse, en cas de remise de gaz dans l'axe 1500 pieds pour un nouveau tour de piste". Bon tout se présente bien, je respecte la vitesse d'approche majorée, et passe le seuil de piste. Réduction des gaz et arrondi, un peu plus long du fait du surcroît d'énergie à dissiper. Sentant ma main gauche faiblir je retire ma main droite des gaz pour affiner le toucher des roues et poser l'appareil en douceur. Le train principal rentre en contact avec le bitume, puis la roulette de nez, je repositionne alors ma main droite sur le bloc manette et attrape deux leviers pour passer les pleines reverse. J'entends un grand souffle puis un voyant "RVS NOT READY" illumine sur le tableau de bord. Je viens de passer les hélices en drapeau. Pour passer les reverse il faut ramener les manettes des gaz en arrière, pour passer les hélices en drapeau il faut ramener les manettes de pitch en arrière. Une belle connerie donc immédiatement corrigée par mon instructeur, je me sens idiot, c'est une erreur absurde mais qui vaut certainement mille discours en salle de briefing. De toute façon ce qui est fait est fait. Accepter, tirer des leçons de ses erreurs et réagir pour que cela n'arrive plus, voilà qui est plus utile que de se lamenter. Et aujourd'hui ma main reste toujours sur les gaz en approche après avoir passé le dernier cran de volet et je jette toujours un coup d'œil furtif sur le bloc manette avant de passer les reverse, on ne sait jamais...



Et quand ce robuste BE90 lancé au crépuscule sur l'approche ILS de la piste 34 de Bron touche l'asphalte, marquant d'une belle signature la réussite du test de qualification de type, on ne peut s'empêcher de penser que les leçons ont été assimilées. Au parking je positionne les manettes de fuel sur Cut off, la prochaine fois que je remonterai dans cet avion ce sera en place droite pour un vol commercial. Mais avant d'être opérationnel à 100% il faudra encore cocher d'autres cases comme le CRM (Crew Ressource Management), le stage CSS (certificat Sécurité Sauvetage), l'AEL (Adaptation En Ligne) et le CEL (Contrôle En Ligne), le test de QT valant pour un CHL (contrôle hors ligne).



Mission accomplie, le titre de ce blog devrait changer d'ici quelques jours, même si je constate qu'un pilote reste éternellement en formation.

Commentaires

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  2. Et bien merci Franck, j'ai envie de dire qu'un pro (qui peut aussi et surtout être un pilote de loisir) apprends beaucoup de l'expérience de n'importe quel pilote, pro ou privé. Et puis maintenant c plus facile puisque nous sommes 2 pour tout gérer :-)

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  3. C'est vraiment génial, ça motive de voir qu'à force de ténacité on arrive à trouver des sièges droit libres!! ;)
    Félicitations, tu dois vraiment te régaler, vivement les prochains post!!
    Au fait c'est quoi la compagnie où tu bosses du coup?

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  4. Toutes mes félicitations! C'est vraiment chouette!
    Et ça donne du baume au cœur pour poursuivre dans cette voie! ;-)

    Bons vols, bonnes fêtes, et au plaisir de te lire!

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  5. Albéric bravo, ça fait plaisir de voir quelqu'un comme toi trouver du travail aussi rapidement, preuve que le sérieux paye toujours.

    A bientôt

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  6. Merci à tous pour vos messages, si j'arrive en plus à semer un peu de d'encouragement moral sur mon passage alors c'est une mission doublement accomplie ! Et je souhaite que ce cas ne fasse pas figure d'exception en 2012. Bonne année !

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  7. Seconde fois que je lis ton billet, et je constate que je n'ai pas laissé de commentaire.
    Pourtant, du mérite tu en as et je ne peux que te féliciter!
    Une belle carriere s'annonce, sur un bel avion qui plus est.
    Bons vols et au plaisir de te lire!

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  8. Que le ciel t'entende ! (Et les recruteurs aussi...)
    J'imagine que cet avion ne te laisse pas indifférent car je crois que tu as passé quelques heures en place droite aussi. Il me semble que le tiens avait fait une petite cure de jouvence niveau avionic mais à part ça le plaisir est le même. Si tu regardes à l'extérieur en vol je devrais être une dizaine de milliers de pieds en dessous de ton jet !

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  9. J'ai fait une 20ene de vol seulement sur le 90, superbe avion! Malheureusement bien trop peu pour avoir le temps de réellement apprécier la bete. Ils avaient installé des turbines légerement plus puissantes (715 shp si je me souviens bien, contre 550 pour un 90 classique), ca poussait vraiment fort!
    Un pur régal a piloter (pilote auto HS pour mon plus grand plaisir). J'ai fait les premiers vols avec l'avionique traditionnelle avant qu'ils y greffent un second Garmin (530), le G600 et le multi-function display Avidyne. En place droite, horizon artifiel constamment faux de quelques degrés sur l'inclinaison, ca fait travailler le cerveau un peu plus et restraint encore le peu de vision qu'on a. Comme ils disent ici "your brain start to melt, literally". A coté, d'un point de vue pilotage le 737 est probablement un avion plus simple a piloter.
    Tu as combien de place dans le Be200? Une idée des vols que tu feras? (Evasan, corporate, ...)

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  10. Salut, Ton blog me fascine ! Je suis moi même en aATP intégré chez Airways formation , c' est super plaisant et motivant de voir de tels cursus ! Bon vol ! et oups, Bonne année !

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  11. @ Gofcharlie232 : Sur notre E90 il y a des turbines PT6-A28 de 680hp et effectivement les C90 sont équipés de PT6-A21 de 550hp. Il y a 8 places dans le B200 et mes missions seront assez variées : VIP, organes, EVASAN et Fret. On se croisera peut être sur la fréquence !

    @Dendievel : Bonne année à toi aussi ! Il faut s'accrocher et tenir son cap mais pas de recette miracle, comme je le dis au début de ce poste les opportunités tiennent souvent à pas grand chose, la QT a vraiment été un coup d'accélérateur. Bon courage pour la suite de ton cursus, tu es à Nimes ?

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  12. Salut,

    Je te remerçie pour ton blog que j'ai ajouté à ma liste de blog, et suivrai tes aventures. Cela me laisse réveur.Bonne continuation à toi...

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    1. Hello, merci pour ton message ça fait tjrs plaisir. C un beau métier effectivement même si je ne laisse peut être pas assez transparaître dans ces lignes les inconvénients et les sacrifices qu'il demande. je ne veux surtout pas vendre du rêve et faire croire à une utopie; mais je pense que tout le monde l'a bien compris. A très vite ici ou ailleurs.

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